Une nuit sur Terre #10

publié le 16 janvier 2018

Je dois faire un aveu, je suis un peu voyeur. Oh, non, pas de ces voyeurs quelque peu salaces, que leur impuissance conduit à chercher en «  live » de vagues images sexuées. Non, je suis de ces voyeurs qui cherchent à attraper les images de la vie, surtout ses peines, rarement ses joies ou alors l’aspect un peu glauque dans lequel ces joies programmées finissent le plus souvent par tomber. Mon ami R.C. est un peu comme moi et c’est pour ça qu’on s’entend bien. Vous me direz que ceci est aussi une forme d’impuissance, si l’observation ne débouche pas sur l’action. Et c’est cela qui parfois nous différencie : je suis contemplatif, il est actif. Il est à la tête d’une petite entreprise familiale d’optique (photo, vidéo, voir même linogravure préparées par le dessin). Vous l’aurez compris, mon ami est un génial touche-à-tout. C’est ainsi du moins que je le vois. Certes sa petite entreprise ne rechigne pas à recruter des intérimaires bénévoles plutôt familiaux en période de fêtes, plus largement en période estivale, voire même des étrangers lorsqu’il lui prend de se frotter à des pays exotiques. Leur rôle est limité au transport, à l’emballage, éventuellement à la diffusion. Mais lui ne laisserait à personne la conception ou la finition de ses productions, encore qu’il n’hésite pas à demander avis et conseils. C’est dans ce cadre que j’eus la surprise de recevoir de sa part, pour le nouvel an, des lunettes magiques aux carreaux rouges et bleu-vert, dont l’inélégance cachait un secret : elles permettaient, accompagnées de documents adaptés, de voir en 3D. Elles pouvaient satisfaire mon vice, celui de saisir des instantanés au plus près de la réalité avec toute la profondeur de champs nécessaire sans avoir à me déplacer. Lorsque je lui demandais s’il avait breveté cette subtile invention qui satisfaisait ma paresse naturelle, il éclata d’un franc rire et me rétorqua, avec cette condescendance qu’il avait parfois lorsqu’il était sûr de lui : « mais ça fait longtemps que ça existe, hé, couillon ». Je ravalais ma déconvenue sur ce que je croyais être une géniale invention, pour m’isoler et mater en toute concupiscence les trésors qui m’étaient confiés. Je ne fus pas déçu d’un voyage d’abord spatial qui m’amena très vite au centre de la terre.

C’était l’horreur d’une profonde nuit (cette formule vite venue me rappelait quelque chose…) Je voyageais soudain dans l’espace intersidéral accroché à une météorite à tête de loup franchissant à une vitesse menaçante le carrousel des astres et des planètes. Les loups allaient entrer dans la terre, cessez de rire, humains malfaisants, les loups sont entrés dans la terre, ça aussi, formule cognitive qui me permettait d’approcher les images d’une infernale Ronde de Nuit développée dans le son cassant d’un accordéon de carton.

Mis en orbite terrestre par un loup- météore-prédateur, de petites lucarnes affichaient des moments de vie où le drame le disputait au grotesque : un type patibulaire en planque devant un passage louche, un couple aviné avachi devant une télé inutilement allumée, une chambre d’hôtel après l’amour( ?),un type armé halluciné, menacé par une végétation carnivore, une petite voyeuse hypnotisée par une traction avant Citroën, une ordure massacrant des prisonniers. Quel sens cela avait-il ? Il était temps de décrypter tout cela et pour ça, il n’y avait qu’un moyen, chausser les lunettes de mon ami R.C. pour produire le phénomène de profondeur de champs qui allait me permettre de fouiller chaque situation.

Au début, est donc un homme en planque dans un couloir encombré d’une poubelle et d’un vélo. L’éclairage blafard et l’enseigne vaguement chinoise font pencher pour un lieu un peu louche. L’homme, chapeau à larges bords rabattu sur les yeux, sale gueule accentuée par le jeu des ombres et de la lumière électrique, lèvres carnassières, longs doigts de pianiste et d’étrangleur, cigarette dressant ses cendres comme le bout d’un pénis circoncis. Ce pourrait être un « privé »sorti tout droit d’un polar américain, à moins que ce ne soit un inspecteur de police ou un tueur de la mafia ou encore un simple trafiquant. En tout cas il guette la rue éclairée par des fenêtres marquées de quelques ombres et attend visiblement quelqu’un et ce n’est pas sûr que ce soit pour la bonne cause !

Est-ce derrière ces mêmes fenêtres ce couple avachi devant sa vieille télé-tube cathodique, assommés, assoupis d’une longue journée d’errance, cuvant leur canette de bière Leader-Price, chaussures à vau l’eau, cendrier, chaussons, fourchette, canif abandonnés. Leur visage usé, leur position bestiale n’est pas rachetée par le petit napperon brodé ou l’auréole projetée de cheveux hirsutes au-delà de l’ombre du canapé. Ils transpirent la misère des pauvres gens, misère nappée d’une touche de menace qui inquiète les gens heureux.

Est-ce cette télé que personne ne regarde qui tente de dire avec son regard lointain, ce qui se passe là-bas. Là-bas, quelque part en méditerranée, en ce moment même des gens, des « migrants », sont en train de se noyer. Dans les déferlantes d’une tempête naissante, un homme va se noyer. C’est sans doute un africain, cheveux crépus, yeux exorbités. Il s’accroche à sa valise, son seul bien, sa bouée de sauvetage qui ne tardera pas à couler, comme lui qui bat désespérément les flots de son bras droit. Derrière lui, un autre a renoncé, dont n’émergent plus que deux bras tendus, comme une ultime supplique vers le ciel.

Et là, à côté, cette chambre, une chambre d’hôtel ? Une chambre de passe ? Un couple adultérin que le privé enchapeauté de tout à l’heure cherche à coincer ? une femme assoupie, rassasiée, enfoncée dans un grand lit, drap rabattu laissant à nu le haut d’un corps aux volumes généreux. Abat-jour de pacotille qui n’a pu éclairer ses ébats. Lumière venant bizarrement d’en face, là où il y a le lavabo et son miroir qui reflète la silhouette d’un homme. Celui-ci a sans doute quitté le lit depuis un certain temps, vu l’attitude de la femme. Il soulève l’abattant de la fenêtre, il cherche le « dehors », là ou un air plus frais effacerait celui, confiné, du « dedans ». Dehors, Dedans, «  That Is the question », pense-t-il peut être en songeant à quitter ce lieu avant qu’il ne soit trop tard pour lui, pour ses misérables ambitions de vie. Il vient de pisser, comme semble le prouver le rabattant relevé de la cuvette des WC. Il est soulagé, il est libre. Mais qui est donc ce personnage à contre-jour, qui semble regarder tendrement la femme qui rêve au bonheur, qui rêve peut-être au « -dedans ». Est-ce une image Idéalisée de celui qui vient de quitter son lit ?

Ce type, là, dehors, halluciné, corps efflanqué dans un maillot trop large, tête penchée, à l’affût de l’on ne sait quoi, regard inquiet, inquisiteur, revolver pointé tremblant d’inutilité face à un danger mal cerné, un homme jeune à la chevelure ébouriffée, échappé de la ville, planté sur un cirque de terre battue labourée de ce qui peut paraître comme des trous d’obus, menacé par les tentacules de plantes carnivores qui vont le bouffer. Qui est-il ? Un petit truand, un héros de la résistance, un pauvre gosse accro aux amphétamines et meurtri par la vie ? Autre chose encore ?

Est-ce lui qui s’est réfugié dans ce manoir isolé qui étincelle ses façades et creuse ses ombres à la lueur clignotante d’un quart de lune ironique, lui que vient chercher, dans l’éblouissement de phares plein pot, un homme pressé, comme en témoigne la porte avant droite ouverte de la mythique traction avant Citroën. Et cela sous le regard voyeur et hypnotisé d’une innocente petite fille qui griffe la vitre de son interrogation angoissée Est-ce un règlement de compte, la gestapo, les FFI ? Qu’est-ce qui détruit soudainement la sérénité de ce manoir endormi ?

Est-ce lui gisant dans l’enclos grillagé d’une cour de prison, massacré à coups de bottes par un sbire sadique dont le pistolet fume encore d’avoir abattu l’homme qui git sur le sol, victime lui aussi de la dictature et de la barbarie

Il est minuit, L’accordéon se replie en claquements secs qui mélangent vies et destins. Il est temps de récapituler. Bon :

Une femme endormie après l’amour dans une chambre miteuse d’un bordel de ville, son homme déjà pressé d’autre chose, une ombre sereine dont on peut penser qu’elle nie l’inélégance de cet homme.

Une femme endormie, visage ravagé par l’alcool, la malbouffe, la fatigue, son homme abruti, visage renversé, présence absente, d’aucun secours.

Une petite fille traumatisée par une scène dont elle ne pourra comprendre que bien plus tard le sens et les issues.

Un truand, un policier, un privé ou un milicien qui planque pour on ne sait quoi.

Un «  migrant » qui s’agrippe à sa valise pour tenter de gagner la terre promise.

Un type bizarre qui zyeute les buissons d’un air bizarre à la recherche d’on ne sait quoi.

Un type lynché et mis à mort à côté d’un autre déjà mort dans une enceinte grillagée de prison.

…???? Appeler R.C.  pour connaître le fin mot de l’énigme? À cette heure, peut-être est-il dans son sous-sol à linographier, peinturlurer, graphiter, développer, scier, que sais-je encore ?…

Je lui dirai : « Est-ce ainsi que les hommes vivent toutes les nuits sur terre, avec cette feinte naïveté qui recouvre l’angoisse de la nuit et la réponse que l’on connaît déjà. Il me dirait « eh, mon pote, qu’est-ce tu divagues, c’est ça la vérité de la vie ». Non, il ne dirait pas ça, c’est trop parisien. Mon pote, il est du midi, il dirait plutôt « Eh, gonze », en appuyant sur le gon et laissant filer le ze « tu sais bien que c’est comme ça ». Encore que je ne crois pas avoir entendu de lui cette expression-là. Mais je m’égare, je lui dirais plutôt combien son talent de graphiste rend merveilleusement les joies et les drames des nuits et des jours du monde. Mais ça, ça peut attendre demain, le temps de passer ma nuit sur terre à culpabiliser de n’être qu’un horrible voyeur et un fort mauvais acteur.

Nuit tranquille Nuit féline, Nuit… d’horreur, ce samedi 14 Janvier 2018,

A mon camarade R .C. pour ses inventions stéréoscopiques et autres,

En toute amitié,

PIOTR

Ce 14 Janvier 2018

One thought on “Une nuit sur Terre #10

  1. Un autre voyage encore dans cette nuit, une autre lecture… mais pas vraiment d’accord sur la « condescendance » de R.C. ! Je dirais plutôt un air amusé et attendri, non ?

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